VOYAGE CHEZ LES INDIENS ARHUACOS
LES LIEUX SACRÉS : LA CASCADE ATI SERECHA, « LA MÈRE DE LA FÉCONDITÉ ».
Le lendemain, c’est le gendre d’Ibeth qui sera notre guide. La jeune femme colombienne, Alejandra, était venue jusque dans ces montagnes pour déposer une offrande et se baigner dans une cascade sacrée, liée à la féminité. Elle nous partage un peu de son histoire, émouvante. C’est pour elle un acte de guérison important que de venir jusque là, et je me rendrai compte quelques jours plus tard que les soins donnés par les « mamos » (les chamanes) comprennent souvent des actes similaires à poser : offrandes et bains dans les lieux sacrés, très précisément déterminés en fonction du problème à traiter, car reliés à certains esprits. Une chamane de sa région d’origine, à plus de cinq cents kilomètres de là, lui avait prescrit de venir très exactement ici.
Nous suivons donc notre guide, Missaël, marchant presque deux heures sur les pentes montagneuses, jusqu’au pied de la cascade, délicieusement fraîche. Fraîche ? Froide ! Je demande si la baignade est réservée aux femmes, il me dit que non. Je demande si un étranger à le droit de s’y baigner, il me dit que oui. Alors, vite, plouf ! Mais un plouf court : l’eau, glaciale, me saisit. La majesté du lieu m’y fait rester assez cependant pour obéir à ce qu’une sorte de « voix » ou d’impulsion me dicte : « ici, il faut s’immerger trois fois, tête comprise, et en regardant la cascade de face ».
-Oh non, pas la tête !
-Si. Avec la tête !
-Mais c’est glacé !
-Avec la tête. Il ne s’agit pas d’un concours d’apnée ! Tu n’en mourras pas, grand douillet !
-Bon, d’accord.
Ecoutant cette intuition, j’obtempère.
Donc : plouf 1, plouf 2, et plouf 3, et le froid de l’eau me coupe la respiration.
Quelque chose se passe alors. Un lien se fait avec ce lieu, que je ne saurais préciser davantage. J’en aurai un début d’explication quelques jours plus tard.
Alejandra se baigne à son tour, et fait ce qu’elle a à faire… Je suis subjugué par deux choses : par la beauté de la scène, cette jeune femme se baignant dans un décor paradisiaque, avec la cascade en toile de fond, ayant tout du film d’aventures, et par le temps qu’elle passe dans l’eau glacée. Mais comment fait-elle pour tenir aussi longtemps dans cette eau si froide ? Sa persévérance à accomplir scrupuleusement ce pour quoi elle est venue m’impressionne.
En l’attendant, nous discutons un peu, l’américain, le canadien, Missaël et moi. Quelque chose m’émeut soudain chez Missaël, et me fait me dire « C’est un homme de cœur. Et il sait plein de choses qu’il ne peut pas nous partager…».
LE MAMO KINGAMO
Le lendemain, je me retrouve seul : les amis voyageurs sont repartis.
Missaël se propose alors de me conduire à la rencontre du Mamo (Chaman) indiqué par le Chef de la communauté. Tout seul je ne l’aurais jamais trouvé.
Marcher pendant deux heures jusqu’à un hameau, demander où habite le Mamo.
« Là bas », nous répond-on.
Aller « là bas ». Il n’est pas là.
Un membre de sa famille nous dit :
-Il est sur un chantier : il refait sa Kankurua, c’est-à-dire sa maison rituelle.
-Et c’est où ?
-Sur l’autre versant. Pourquoi voulez vous le voir ?
-C’est cet étranger (moi, donc) qui le cherche.
-Et pourquoi donc ?
J’explique en deux mots ce qui demanderait une demi-heure. Cet homme jeune accepte alors de nos conduire auprès du Mamo. Nous arrivons à une maison vide. « Je vais le chercher », dit-il. Missaël et moi attendons vingt minutes. Le voilà enfin, accompagné de deux autres hommes : le Chaman ne parle pas espagnol.
Un arhuaco. Les photos des personnes étant pratiquement interdites, celle-ci est tirée d’un site web…Je n’aurais pas risqué de pouvoir photographier le Mamo, et encore moins lors d’une première rencontre !
Sa présence est impressionnante de densité, de compacité, de force. Comme souvent avec les chamanes amérindiens que j’ai eu l’occasion de rencontrer, la conversation mondaine n’est vraiment pas de mise. « Alors comme ça vous êtes chaman ? Comme c’est intéressant ! Et vous faites ça toute l’année ? » . Non. Silence, la force du rocher, et la bonté de la terre.
Il invite à être droit, précis et extrêmement rigoureux dans la formulation.
Ayant été prévenu, je lui avais apporté le cadeau rituel : des pierres semi précieuses de diverses provenances. Des cristaux de roche, des quartzs et des petits bouts de roche volcanique ardéchois, des œils-de-tigre mexicains, des petites améthystes d’Argentine… C’est ce qu’ils apprécient le plus.
Pour quoi est ce que je suis venu le voir ?
Ça m’oblige à turbiner à toute allure dans ma tête, et à mettre de l’ordre dans mes idées, tout de suite, là, maintenant.
Alors je lui dis, tout en sentant bien que ma formulation n’est pas encore au point :
-Je suis venu vous saluer, vous remercier de maintenir une relation si vive avec la terre, et apprendre et ressentir quelque chose de votre tradition, de ses enseignements, de ce rapport si particulier que votre peuple entretient avec la terre, dans un si grand respect, et dont l’Europe et l’Occident en général ferait bien de s’inspirer.
L’interprète lui traduit chaque phrase que je dis. Impassible comme souvent les indiens, il ne dit rien : je ne saurai pas s’il accepte ma demande, ou pas. Et bien sûr, le fait que je vienne de la part du chef de la communauté ne change rien : il n’est pas au courant et n’a pas été averti. Il est vrai que le réseau est faible dans ces recoins… et qu’il n’est pas dit qu’il dispose d’un téléphone portable !
Missaël me dira qu’eux-mêmes sont soumis au même régime.
-« Pour voir vraiment un chamane, il faut y revenir cinq fois.
La première, pour lui dire que tu veux le voir.
Le chamane te fait donc revenir. La deuxième fois, tu le vois pour lui dire pourquoi tu viens le voir, sans entrer dans les détails.
La troisième, pour lui exposer ton souci, cette fois dans les détails.
La quatrième, il opine du chef, et commence à te donner quelques informations.
La cinquième, il te donne la « vraie » consultation, et le traitement. Autrement dit, il aura testé ta détermination à vouloir le voir, et à vouloir guérir ».
J’aurai eu de la chance : j’aurai eu « deux visites en une » : les deux premières marches du protocole réunies !
Imaginez que nous devions suivre la même démarche pour voir un médecin… Nous y réfléchirions à deux fois, avant d’exiger des ordonnances pour le moindre bobo !
J’apprendrai qu’en fait le moment est très mal choisi, ce que je ne pouvais pas savoir : non seulement il refait toute sa maison de cérémonie, mais les élections des responsables de la tribu vont avoir lieu dans dix jours, et tous les chamanes de la communauté sont très pris pendant cette période. Je sens bien qu’il n’aura guère de temps à m’accorder, surtout pour des choses aussi vastes que celles que je lui demandais ; je ne venais pas le voir pour une maladie ou un problème de couple…
MISSAËL
C’est alors que la chance ou la divine providence ou mon bon ange fit « toc toc toc », en l’occurrence dans le crâne de Misaël.
Sur le chemin du retour, nous parlons de sa vie, de ses difficultés, de sa mère qui est très fatiguée ; je l’écoute, l’encourage ; je lui dis aussi que je fais une croix sur ma rencontre avec le Mamo, vu les circonstances, et que j’aurai certainement autre chose à vivre… et soudain il me dit :
-Oui ! Le chamane ne va pas pouvoir te recevoir, semble-t-il. Mais j’ai entendu ce que tu lui as demandé. Depuis trois jours, j’ai un peu perçu qui tu es. Quand tu t’es baigné à la cascade, tu as fait les choses correctement : tu t’es immergé trois fois, tête comprise, en regardant la cascade, sans lui tourner le dos. La jeune femme qui faisait son rituel a tout fait de travers.
-De travers par rapport à quoi ?
-Par rapport aux façons de faire d’ici.
-A-t-elle « mal »fait ? Les esprits la « puniront » elle ?
-Non, il ne s’agit pas de ça. Elle a agi dans l’ignorance de la relation avec les esprits du lieu, tout en croyant bien faire.
-Elle était tout à fait sincère et émouvante dans sa démarche !
-Justement ! A ce titre, elle recevra exactement la guérison qu’elle a demandée. Aucune punition en vue ! Seulement, elle n’a pas été à l’écoute.
-Alors, avec qui était-elle en relation ?
-Avec son problème, avec son rêve, avec sa douleur. Pas avec les esprits du lieu.
-Est-ce que tu serais en train de me dire que je l’ai été ?
-Ben oui !
-Mais comment le sais-tu ?
-Parce que je suis moi-même en train d’apprendre tout cela, à recevoir les enseignements de notre tradition. Je ne le dis à aucun étranger, mais j’ai senti que je pouvais te le dire.
-…(grand silence coi)
-Je vais donc t’enseigner un peu de ce que je sais, de ce que j’ai appris, concernant la terre, les lieux sacrés, et notre façon de les aborder…
-…(deuxième grand silence coi : je n’en croyais pas mes oreilles).
Je finis par lui dire un merci tout réjoui.
En route vers le village du Mamo.
Et je compris cette intuition qui m’avait fait me plonger par trois fois dans l’eau froide en regardant la cascade. (« Avec la tête ! »…)
Tout s’ouvrait…
Les jours suivants se passeraient donc selon un emploi du temps bien réglé.
Dès huit heures du matin, Missaël m’emmènerait visiter l’un ou l’autre des lieux sacrés, qui sont nombreux à Nabusimake. L’après midi, nous attendrions que la pluie rituelle pleuve tout son saoûl de deux à quatre (c’était réglé comme du papier à musique), et ensuite nous repartirions.